Je sortais le 33 tours de sa pochette, et le posais sur le tourne-disque. Dans cette maison de campagne où je passais quasiment chaque week-end, durant toute mon enfance, tout un monde musical s'offrait à moi par l'intermédiaire de cet objet. Il y avait de tout. Des artistes variés, pour des musiques originales, qui devenaient pour moi instantanément cultes, puisqu'elles avaient atterri ici, dans ma famille, acquises par mes parents, ou mes frères, ou ma sœur. Le filtre était préparatoire. Rien n'était à jeter, puisque ça se trouvait là.
Ainsi, je découvrais Bashung, Dylan, Brassens, Barbara, les Rolling Stones, etc.
Pourtant, parfois, de ces enceintes, je pouvais entendre des musiques, disons, particulières. Personne ne m'a dit, par exemple, d'où venait ce disque de Marc Ogeret, Autour de la Commune. Qui donc avait acheté ça ? Et pour quelle raison ? Bien sûr, ça correspondait à un certain goût pour l'Histoire, et à une certaine conscience de gauche, que je n'ignorais pas, dans cette famille. Mais ce disque était quand même assez singulier.
Et malgré tout, j'aimais écouter ces paroles révolutionnaires. Ces mots qui vous transportent immédiatement dans un univers différent. Dans la lutte. Dans le combat social. Au cœur de la semaine sanglante, par exemple :
"Sauf des mouchards et des gendarmes,
On ne voit plus par les chemins,
Que des vieillards tristes en larmes,
Des veuves et des orphelins.
Paris suinte la misère,
Les heureux mêmes sont tremblants.
La mode est aux conseils de guerre,
Et les pavés sont tout sanglants.
Oui mais !
Ça branle dans le manche,
Les mauvais jours finiront.
Et gare ! à la revanche
Quand tous les pauvres s’y mettront.
Quand tous les pauvres s’y mettront.".
Musicalement, ce n'était pas incroyable. Mais j'y étais un peu, par ces paroles, au cœur de la Commune de Paris. J'en récupérais quelques miettes, de ce massacre de mai 1871, dirigé par Adolphe Thiers. Impossible pourtant de se figurer ce que cela avait été. Comment imaginer ?
Dans cette ville qui était la mienne. Dans ces rues que j'arpentais. Ici-même. Plusieurs dizaines de milliers de personnes, assassinées. Un bain de sang. Dont il ne me restait que les paroles de ces chansons :
"Ils ont fait acte de bandits,
Comptant sur le silence,
Achevé les blessés dans leur lit,
Dans leur lit d’ambulance
Et le sang inondant les draps
Ruisselait sous la porte.
Tout ça n’empêche pas Nicolas
Qu’ la Commune n’est pas morte."
Chanter, quand on vous assassine
J'aimais imaginer ces femmes et ces hommes qui trouvaient le courage de chanter encore ; pour s'en donner, peut-être, justement, du courage. Ces chansons révolutionnaires-là doivent être chantées en chœur. Chanter, quand vous n'avez plus rien. Chanter, quand l'injustice pèse sur vos épaules. Chanter, quand on vous assassine.
Des esclaves enchaînés outre-Atlantique aux communards, en passant par les révoltés de 1848, ou les Canuts du XIXe siècle, tous chantaient. Tous se réunissaient pour chanter leur colère, leur espoir, leur combat pour un monde meilleur.
"Nous dont la lampe le matin
Au clairon du coq se rallume
Nous tous qu'un salaire incertain
Ramène avant l'aube à l'enclume,
Nous qui des bras, des pieds, des mains,
De tous le corps luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse
Aimons-nous et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde
Que le canon se taise ou gronde
Buvons, buvons, buvons,
À l'indépendance du monde."
Je bois, ce soir, à l'indépendance du monde, et en hommage à tous ceux qui sont morts, en chantant. Je bois à leur courage. Des armes, des canons, des pleurs, du sang, il ne reste rien aujourd'hui. Mais les paroles de leurs chansons, elles, ont traversé l'Histoire, et sont parvenues à mes oreilles d'enfant, par l'intermédiaire d'un tourne-disque, dans une maison de campagne, quelques siècles plus tard.
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