Depuis 2007 (depuis 2008 en France), Google parcourt le monde pour en photographier chaque avenue, chaque boulevard, chaque rue, chaque piste sableuse, chaque recoin. Le fameux Google Street View que nous connaissons tous. J'y repensais récemment devant la campagne d'Uber et ses voitures qui ont déjà emprunté toutes ces routes ("des bonnes, des mauvaises, des risquées", etc.).
Le flou pour condition
Le monde entier n'a pas encore été intégré au module, mais une bonne partie quand même, si l'on regarde l'espace photographié en 2017. Il reste les régions les plus froides et les plus chaudes, ainsi que la Chine, accessoirement. Et puis les océans.
Dès 2008, Google a commencé à répondre aux inquiétudes soulevées par ces captations impromptues, en développant un système de floutage automatique des visages. L'enjeu était loin d'être futile. C'était la condition sine qua non pour continuer de cartographier ainsi la planète entière et obtenir le consentement de l'opinion publique internationale. Et techniquement, c'était également un défi colossal. Flouter ainsi automatiquement les centaines de millions de visages des quidams photographiés dans toutes les positions et circonstances possibles, à la volée, quels que soient leur morphologie, leur couleur de peau, leur taille, leur genre, leur âge… cela ne devait pas être complètement évident.
D'ailleurs - et comme toujours avec n'importe quel système automatique -, il y a eu quelques ratés.
Great to see Google takes cow privacy seriously pic.twitter.com/ACTBpDwno6— David Shariatmadari (@D_Shariatmadari) September 13, 2016
Les commentaires des internautes étaient nombreux et assez drôles, sur le respect par la firme de Mountain View de la vie privée des vaches (on ne pense jamais assez à ces braves bêtes).
Toujours est-il qu'après ce floutage généralisé, nous étions bien évidemment rassurés. Puisque nos visages sont flous, c'est qu'il n'y a rien à craindre. Nous sommes ici incognito.
Quand il y a un flou, c'est qu'il y a un loup
Le flou nous protège. Le flou est la garantie de notre vie privée préservée. Le sens commun s'accorde à penser que ce "flou" là est la définition même de notre sécurité. Il est devenu ce qu'était autrefois le masque ("persona") que nous arborions en société, et derrière lequel nous protégions notre for intérieur (à ce propos, je vous renvoie à ce billet sur l'intime et l'extime).
Je repense aujourd'hui à cette phrase, lâchée par Martine Aubry à François Hollande pendant la campagne des primaires PS en 2012. "Comme me le disait ma grand mère, quand il y a un flou, c'est qu'il y a un loup".
Si tel est véritablement le cas, nous avons du souci à nous faire, et la meute est conséquente aujourd'hui. Mais sans aller jusqu'à dire que ce floutage est problématique - ce que je ne crois pas particulièrement -, je trouve qu'il devrait nous interroger. Flouter le visage de quelqu'un, ce n'est pas non plus tout à fait anodin.
Le Flou de l'intime
Pourquoi le visage, et le visage seulement ? Le visage est-il ce que nous avons de plus intime ?
Le paradoxe aujourd'hui est que la plupart des sociétés technologiques (dont Google) s'efforcent de plus en plus de développer des logiciels de reconnaissance faciale. Le nouvel iPhone X s'ouvrira ainsi à son utilisateur, en photographiant et en reconnaissant le visage de ce dernier.
Et puis le flou est synonyme de perte de mémoire. Ça disparaît peu à peu. On ne ne souvient plus très bien. Le visage connu, familier - le visage aimé ? - n'est plus reconnaissable. Les contours sont moins nets. On l'oublie peu à peu.
"De quelle couleur étaient ses yeux, j'crois pas qu'ils étaient bleus. Étaient-ils verts ? Étaient-ils gris ? Étaient-ils verts-de-gris ? Ou changeaient-ils tout le temps de couleur, pour un non, pour un oui ?"
J'imagine qu'une colonie d'extraterrestres arrivera un jour sur Terre. L'humanité entière aura disparu depuis longtemps, après une spirale de bombardements nucléaires entre Trump et la Corée du Nord qui aura fini par dégénérer. Il ne restera plus rien, si ce n'est un accès à Google Street View. Et ces extraterrestres s'interrogeront sans doute longtemps sur ce peuple qui dominait le monde avant leur extinction brutale. Un peuple étrange d'êtres bipèdes au visage flou.
illustrations : http://cargocollective.com/imabirdnow/unknown
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