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Aux toilettes, sur Internet

Durant toute mon enfance, j’ai habité dans un appartement parisien où la chambre dans laquelle je dormais - et que je partageais avec mon grand frère - était séparée du salon, du bureau, de la cuisine, par un long couloir. Le long de ce couloir, une étagère courait sous le plafond : des centaines de bande-dessinées s’y trouvaient entreposées, et une échelle en bois permettait d’accéder aux précieux ouvrages, que mon père collectionnait passionnément depuis des années.

Les toilettes se trouvaient précisément à mi-chemin entre ma chambre et le reste de l’appartement, à l’autre bout du couloir, de sorte qu’on était tenté de prendre une bande-dessinée avant de s’installer sur le trône. Je fais donc partie de cette catégorie de la population qui connaît le plaisir de flâner aux cabinets.

De Tintin à Twitter

Aujourd’hui, je ne lis que rarement une bande-dessinée aux toilettes. J’ai perdu cette habitude. J’y reste moins longtemps qu’auparavant. Mais il m’arrive encore quelquefois d’y passer quelques longues minutes, avec mon smartphone. Je sais que je ne suis pas le seul, d’ailleurs. Un tiers des jeunes Américains se rendent sur les médias sociaux quand ils sont aux cabinets, selon une étude publiée en 2012. Quand on sait que 2 milliards d’individus sont désormais inscrits (et actifs) sur au moins un réseau social, et que tous ces gens ont les mêmes besoins que nous, a priori, les probabilités sont grandes pour qu’un lecteur sur dix - au moins - de ce billet de blog, soit en ce moment assis sur une cuvette. C’est mathématique.


Mon frère m’a offert pour mon anniversaire plusieurs livres, dont un Essai sur le Lieu Tranquille (signé Peter Handke). Le “Lieu Tranquille” par excellence, le premier de l’existence, celui où enfin on profite d’une solitude bénéfique, d’un instant de calme et de plénitude, ce sont les toilettes. Extrait :

Longtemps, je n’ai pas bougé d’un pouce. Après tout, j’avais déjà satisfait mes besoins ailleurs. Mais cet endroit était désormais le lieu d’un tout autre besoin, et de rester là, au fil du temps, pendant une heure peut-être, l’assouvissait, du moins pour un temps. (…) Pour la première fois, c’est de moi, de ma personne, qu’il était question dans le Lieu Tranquille. Et pour la première fois celui-ci me portait à écouter, une écoute typique de ce lieu, même plus tard, et qui fut déterminante pour moi. 

Sur le trône

Ce qui s’offrait ainsi à mon écoute, ce n’était pas seulement la rumeur multiple, à l’intérieur et à l’extérieur des murs qui demeuraient froids, mais bien plutôt, feutrés par ceux-ci et par l’éloignement, le raffut ou le tapage des autres internes là-haut dans les étages, qui de la sorte ne me parvenait plus comme un vacarme, ne me parvenait plus comme des hurlements, des cris perçants, mais, par moments, presque comme quelque chose d’intime”.


Il y a un plaisir à lire, aujourd’hui, ce qu’écrivent tous ces autres, sur les médias sociaux, alors qu’on est tranquillement installé dans ce lieu de l’intimité consacrée. Le lieu de la solitude, nécessairement, mais non sans cette ouverture vers le monde, cette fenêtre vers “ce qui se passe ailleurs”. Le plaisir de voir sans être vu. De lire silencieusement. D’accéder au monde sans en faire partie. D’être seul, en somme, sans l’être tout à fait.

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