Accéder au contenu principal

Les raisins de la colère

(…) “Alors, des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. 
Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. 
Et l'odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol. 
Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement. Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. 
Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès : mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir. 
Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là, et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim.
Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines”.

John Steinbeck, Les Raisins de la colère, chap. XXV

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'image parle d'elle-même

35 % des Français interrogés par TNS Sofres  (en juin 2012) affirment avoir déjà posté plus de 100 photos en ligne. Un chiffre parmi d'autres, bien sûr, mais qui illustre assez bien notre époque : celle de la prééminence de l'image . La photographie avait déjà une place de choix dans les années 1980 ou 1990, c'est certain, mais elle est devenue une pièce maîtresse de la conversation .  L'image, élément de langage Comme le souligne très justement André Gunthert dans cet article  (que je vous recommande) : “ pour la première fois de son histoire, la photographie traditionnelle est devenue une pratique de niche au sein d'un univers plus vaste, structuré par les mobiles et les réseaux sociaux : l'image communicante ”. Et de rappeler qu'en France, en 2011, il se vendait 4,6 millions d'appareils photographiques (deux fois plus qu'à la fin des années 1990) contre 12 millions de smartphones. Le mobile et les réseaux sociaux sont de fait les...

Remplacer “Week-End” par un mot français

T ous les lundis, on trouve des gens pour se plaindre . Et tous les vendredis, des gens pour se réjouir. C'est devenu habituel, commun, systématique. Des sites ont même été créés dans cet esprit.  http://estcequecestbientotleweekend.fr par exemple. Bien entendu, il y a des exceptions . Il y a des gens qui ne travaillent pas, ou des gens qui travaillent à temps partiel, voire des gens qui travaillent uniquement le week-end. Cela étant, on retrouve quand même ce rythme, éternel.  Ce qui est assez fou, quand on y pense, c'est que depuis le temps, personne n'a été capable en France de trouver un nom pour désigner le week-end . On utilise ce terme 150 fois par an, dans nos conversations, sans chercher à le remplacer par une expression made in France .  Bientôt le SamDim “Fin de semaine”, la traduction littérale de “week-end” désigne finalement le jeudi et le vendredi, dans le langage courant. Il faut donc trouver autre chose :  Je pr...

Savez-vous ce qu'est un kakemphaton ?

C ultivons-nous un peu, si vous le voulez bien. Nous passons nos journées à nous stalker  les uns les autres, à regarder des photos, à suivre l'actualité, à tel point que nous finissons par oublier d'apprendre. C'est important, pourtant, d'apprendre . Savez-vous, par exemple, ce qu'est un kakemphaton ? Je présume que non, en m'excusant par avance auprès de mes lecteurs les plus érudits, qui pouffent et s'exclament en eux-mêmes : "bien sûr, qui donc ignore ce qu'un kakemphaton est ?" avant de délaisser ce blog pour se replonger dans la Critique de la Raison Pratique.  Maladresse littéraire Le kakemphaton est une figure de style. Ce nom vient du grec " kakos " ("mauvais, laid") et " emphaton " ("parole"). Elle désigne "la rencontre de sons d'où résulte - involontairement - un énoncé ridicule, déplaisant, ou - volontairement - tendancieux".  En gros, c'est lorsque de g...