Je me souviens de mes douze ou treize ans ; assis, un soir, à Soucy, à écouter un disque de Renaud. La chanson “Les Charognards” achevait le 33 tours. Plusieurs bûches brûlaient dans la cheminée, et j’étais là, dessinant quelques visages sur une feuille de papier. Mon frère et mon père jouaient aux échecs en mangeant des pistaches. Ma mère dans un fauteuil, lisait un roman en se réchauffant près de l'âtre. La musique prenait toute la force de l’instant ; instant à la fois totalement anodin et pour moi éternel. Toute ma vie peut-être, ces quelques notes de musique me renverront à ces moments familiers.
Je connais sur le bout des doigts chacun des 33 tours qui me ramènent à ces week-end essentiels. Des chants de la commune à ceux de Barbara, en passant par les Rolling Stones, Bob Dylan, Brassens, Les Beatles, Boby Lapointe, Polnareff, les musiques des grands Westerns, la bande originale de West Side Story, ou encore, bien sûr, Jeanne Moreau.
Détails existentiels
Détails existentiels
C’est pendant ces quelques minutes de musique, de feu de cheminée, de dessin, de famille aussi, que je suis devenu celui que je suis. Mettez d’autres personnes, d’autres objets, d’autres ambiances, d’autres musiques, et je ne suis plus le même. Ma conscience, mes pensées, mes goûts, ma sensibilité, dépendent immensément de ces détails existentiels.
Il est impossible de retirer tout ça, même fictivement, pour savoir ce qu’il y a en-dessous. Tout ce qui fait ma personne aujourd’hui est façonné par les âges, comme la falaise par les reflux incessants de l’océan. (Cette dernière phrase est très difficile à assumer, croyez-moi ; mais je connais votre indulgence, donc je la laisse).
Une chose est certaine : je ne pouvais pas être fondamentalement différent. C’est une multitude de hasards qui m’ont amené à devenir celui-ci, et non celui-là, à penser ceci, plutôt que cela, à croire en ceci, et non en cela, à aimer telle ou telle chose, plutôt que telle ou telle autre, etc.
Les miettes du souvenir
Les miettes du souvenir
Cette pensée traverse l’esprit de tout le monde, bien sûr. Prendre conscience de celui que l’on est. Repenser à son enfance. Laisser revenir ses souvenirs diffus : vous savez, tous ces souvenirs que vous avez en vous, ces dîners interminables où vous quittiez la table plus tôt, pour jouer avec vos cousins dans le jardin, la nuit tombée ; ces minutes passées à lancer des cailloux sur l’étang en espérant le ricochet ; ces colonies de vacances lointaines ; ces premiers amours de jeunesse ; ces anciens amis dont vous ne savez plus rien ; ces premières fois : la première fois que vous êtes parvenu à siffler, la première fois que vous avez tiré sur une cigarette, la première fois que vous avez demandé à une fille de venir danser…
Que reste-t-il de tout cela, après dix, vingt ans ? Quelques miettes.
Que reste-t-il de tout cela, après dix, vingt ans ? Quelques miettes.
Mais des miettes que l’on peut rassembler du coin de la main, sur la table du souvenir. En en portant certaines à sa bouche, comme on les porte à son cœur. (Cette phrase est encore plus difficile à laisser que la précédente, je vous prie de redoubler d’indulgence. Merci).
“C’est ce que l’on pourrait appeler (…) les Mémoires d’une âme. Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience…”, écrivait Victor Hugo.
Au bord de l'infini
Au bord de l'infini
Il y a surtout ce que l’on en fait. À partir du moment où l’on saisit, ne serait-ce qu’un instant, celui que l’on est, on doit penser à celui que l’on devient. À présent que j’ai ces cartes en mains, comment dois-je jouer ? Comment éviter de gâcher mes meilleurs atouts ? Quels décision prendre, sachant que dans une dizaine d’années je m’arrêterai de nouveau pour regarder celui que je serai alors. Il y aura de nouvelles miettes sur la table, comment faire en sorte qu’il y en ait de nombreuses ?
Surtout qu’au bout du compte, “au bord de l’infini” - pour reprendre une autre formule de Victor Hugo -, on repense à sa vie entière, à ses amours, ses passions, sa jeunesse, ses illusions, son combat, ses errances, ses doutes, ses espoirs, ses envies, ses histoires.
Autant que cela se fasse avec un sourire ému.
Autant être heureux et fier, peut-être, de celui que l’on a été. De celui que l’on est devenu.
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