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Je ne fais que passer

Je repense souvent à ces mots, dans Cyrano de Bergerac, à la fin de sa tirade des “non merci” : il s'agit de quelques vers qui résument à eux seuls l'essentiel de ce qu'il faudrait faire dans la vie.
Mais… chanter, 
Rêver, rire, passer, être seul, être libre
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
(…)
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !

Dans la suite de verbes qui introduit cet extrait, il y en a un qui attire mon attention : c'est le verbe “passer”. C'est étonnant, pour un personnage aussi original, puissant, courageux, qu'est Cyrano de Bergerac, d'accorder une telle importance au simple passage, qui semble le propre des êtres insignifiants.


Soit dit en passant

Les passants, au sens commun, ne désignent en effet que ceux que l'on croise nonchalamment dans la rue, au détour d'un boulevard. On les remarque à peine. Ils se pressent à la sortie des métros, se cramponnent à leur parapluie quand il pleut, hâtent le pas le matin, et ne laissent pas paraître grand chose d'eux.
“Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu'elle se pose à peine en marchant” André Breton 
 Ce sont ces figures, dessinées avec soin par Sempé, qui constituent les foules. Ce sont les piétons, les quidams, les êtres qui rendent par leur simple présence éphémère une rue passante. Ce sont tous ces inconnus que l'on côtoie depuis des années, que l'on imite aussi parfois, qui pressent le pas en regardant leur montre.


Étymologiquement, passer signifie d'ailleurs simplement avancer pas à pas. 
En quoi cette action peut-elle être suffisamment forte pour être jugée par le héros d'Edmond Rostand aussi essentielle, aussi vitale, que le rêve, la solitude, la liberté ?

Passer son chemin

C'est que passer signifie autre chose. Nous sommes tous des passants, d'une certaine façon, puisque vivre, c'est passer : passer un certain temps sur la terre, rester un moment parmi les hommes, faire son chemin.
“Nous sommes des passants appliqués à passer, donc à jeter le trouble, à infliger notre chaleur, à dire notre exubérance”. René Char
Le passage peut-être l'origine du “crime de poésie” dont parle Paul Valéry dans Tel Quel :
Je passais, il y a quelques temps, sur le Pont de Londres, et m'arrêtai pour regarder ce que j'aime : le spectacle d'une eau riche et lourde et complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément chargée d'une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants, les actes bizarres qui balancent dans l'espace balles et caisses, animent les formes et font vivre la vue.
Je fus arrêté par les yeux ; je m'accoudai, contraint comme par un vice. La volupté de voir me tenait, de toute la force d'une soif, fixé à la lumière délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je sentais derrière moi trotter et s'écouler sans fin tout un peuple invisible d'aveugles éternellement entraînés à l'object immédiat de leur vie.
Il me semble que cette foule ne fût point d'êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un destin ; mais j'en faisais, sans le savoir, à l'ombre de mon corps, à l'abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j'entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont.
Je n'ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d'orgueil et d'angoisse ; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l'eau.
Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le Pont de Londres”.

Solitude, orgueil, angoisse, rêve, poésie. Voilà des mots qui conviendraient parfaitement à Cyrano. Surtout, ce que j'aime dans ce texte, c'est qu'il montre bien qu'un seul pas de côté suffit à se soustraire des passants sans âme.


Laisser passer

Le temps passe, et nous passons avec lui. Nous cherchons tous à laisser une trace de notre passage. À transmettre quelque chose. En y réfléchissant, je le sais bien : je ne fais que passer. Et c'est aussi pour cette raison que je tiens ce blog. Je cherche à faire passer ce que j'ai découvert, ce que j'ai aimé, ce que j'ai pensé à tel ou tel moment. Comme l'écrit Victor Hugo, “les mots sont les passants mystérieux de l'âme”. Ce que je fais, en écrivant, c'est communiquer. Ni plus, ni moins.

C'est ce qui me plaisait aussi, d'ailleurs, quand je travaillais à L'Atelier BNP Paribas. Une formule simple, mais bien choisie, illustrait la vocation de cette cellule de veille. L'Atelier : Passeur d'innovation. J'aimais cette idée. 
En écrivant tous ces articles qui abordaient les nouvelles technologies, les médias sociaux, les transformations de la société, j'avais le sentiment de faire partie d'une grande évolution, de contribuer à l'ensemble des bouleversements technologiques de notre époque.

Il faut savoir passer, donc. Et pour une raison simple : c'est qu'à la fin, qui que nous soyons, nous trépassons.

Mais je ne vais pas terminer sur une note aussi sombre. 
Je vous laisse sur cette magnifique chanson, quelque peu mélancolique certes, mais moins désespérante.



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