“Retrouvé mort dans "les broussailles au haut du gouffre" de la forêt du Huelgoat, le 23 mai 1919, Victor Segalen gisait là depuis deux jours, le pied gauche profondément entaillé, ayant perdu beaucoup de sang, la tête posée sur son manteau plié, les yeux grands ouverts, avec à portée de main une édition d'Hamlet. Il avait quarante et un an. Cette fin solitaire, et comme mise en scène, devait ajouter pour longtemps un surcroît de mystère à une existence qui apparaissait déjà saturée d'aventures et de découvertes, d'intuitions et d'errances.
À l'image de Rimbaud, dont il avait très tôt repéré le parcours d'adolescent foudroyant-foudroyé, Segalen avait rejoint d'instinct le sillage de ceux, très rares, qui entendent forcer leur propre destinée en prenant le pari de l'inconnu, de l'ailleurs, jusqu'à risquer de ne s'accomplir qu'en catastrophe, et pas seulement par l'écriture. Avec lui le monde, mais sur un mode plus jubilant que celui de l'homme aux semelles de vent, allait devenir ce territoire d'explorations libres où se mêlent plaisir et érudition, rencontres imprévues, exaltations esthétiques et spirituelles, en plus du désir toujours affirmé de l'expérience changée en poèmes, en notes, en récits, en romans, en apostilles, en méditations brusquées ou éblouies.
D'une vie si active, si voyageuse, si intense et si brève, ne restaient alors que quelques livres édités, de nombreux inédits et des lettres par centaines ou milliers. Année après année, les œuvres allaient paraître, d'abord en désordre, puis regoupées dans la collection Bouquins / Laffont, en 1995, par Henry Bouillier. Aujourd'hui, c'est le même Henry Bouillier qui préface la monumentale Correspondance rassemblée, avec ferveur, minutie et une infinie patience, pendant plus de soixante ans, par la fille de l'écrivain, Annie Joly-Segalen.
Ces 1530 lettres composent désormais l'inestimable escorte des textes littéraires de Victor Segalen. Des premiers échanges avec sa famille, quand à quinze ans il va poursuivre ses études à Lesneven, aux confidences dernières livrées à la veille de sa mort, il y a dans ces pages une aptitude à transcrire des émotions, des engouements, des états d'âme et d'être qui révèle un grand épistolier. Bien sûr le jeune homme ne contrevient pas, dans les missives à sa mère, aux dissimulations d'usage, mais d'emblée s'imposent un ton, une scansion, une allégresse qui sauvent autant le pieux mensonge que la plus laborieuse demande d'argent : "Au dernier moment ma lettre fait un plongeon dans le vinaigre. Je la rattrape mais elle en porte les marques. Ne va pas les prendre pour des larmes, même de crocodile".
Avec les amis, le style est débridé, jouant de l'emporte-pièce, conjuguant le grave et le burlesque, implorant l'impossible pour en faire une sorte de programme futur : "Oh ! être riche, libre, sceptique, aigu, compatissant, ironique, personnel et doucement altruiste, traverser le monde à la Cyrano... c'est le rêve cela... Mais être lié par une foule d'intangibles devoirs, de convenances, être enfermé, muré, amputé, garrotté... c'est la réalité".
Et cette réalité honnie, il va la fuir. Dès la traversée de l'Atlantique en 1902 sur le steamer la Touraine et la fièvre typhoïde dont il réchappe de justesse peu après à San Francisco, Segalen est parti. Ou plus exactement, il se tient définitivement en partance. Non pas nomade, mais prêt au dépaysement, prêt à la rencontre et au partage d'autres us, croyances et coutumes. Il note d'ailleurs une fois pour toutes : "Les retours sont intercalaires".
Commence une course qui, sans être contre la montre, n'en sera pas moins soutenue, impatiente et harassante. Pendant dix-sept ans, on le suit de lettre en lettre célébrant l'émerveillement sensuel qui le saisit à Tahiti, contant son approche posthume de Gauguin, percevant douloureusement le déclin de la culture maori. On le voit dialoguant avec Huysmans, Claudel, Debussy. On l'entend, au plus près, partageant les instants privilégiés de son voyage en Chine avec la jeune femme qu'il vient d'épouser et, quand celle-ci vient le rejoindre à Pékin, relatant les épisodes marquants de la révolution de 1911 qui soudain anéantit l'empire. Puis on participe à la fondation d'un musée dans la capitale chinoise, à l'organisation et au succès d'une mission archéologique en Chine centrale et à une expédition jusqu'aux marches du Tibet. Surtout, on se trouve convié, en temps réel, à pousser la porte de ce qu'Henry Bouillier appelle "l'atelier de fabrication littéraire" où s'élaborent Les Immémoriaux, Le Fils du Ciel, les premières ébauches de Stèles, d'Équipée, deRené Leys ou de Peintures.
Un tel maelström, tourbillon d'enthousiasmes, de passions, de créations fièvreuses, de blessures et de déceptions aussi, a quelque chose de prodigieux, à la mesure de cet étranger universel, de cet "exote", comme il se nommait parfois, de ce poète voué à la "Prédication du Divers" qui ne dédaignait rien, pas même le résultat d'un match de football entre les Anglais et la Société Amicale Brestoise !
Lors de son quarantième anniversaire, qu'il fête le 15 janvier 1918 à Singapour avec une pipe d'opium pour seule compagne, il se laisse aller à une recension drôlatique, en fait plus grinçante que triomphante : "J'ai trois drames, dix romans, quatre essais, deux théories du monde, une poétique, une exotique, une esthétique, un traité des Au-Delà, un répertoire général des choses inconnues, une vingtaine d'ouvrages inclassables, et quatre mille soixante-trois articles de deux cents à deux mille lignes à donner, avant de prendre ma vraie retraite. Après quoi je préparerai une édition entièrement contradictoire de mes œuvres - afin que l'on puisse choisir". Et il ajoute : "Sérieusement, c'est de ce côté-là, que je me prépare à vivre".
Est-ce un défi qu'il s'adresse ? Médecin, il ne peut ignorer les signes avant-coureurs de l'épuisement généralisé qui maintenant le déprime et l'accable. Il sait qu'il est sujet "à des sortes de syncopes musculaires qui ne répondent à rien de nerveux, à rien de connu". Il n'a plus la force de reprendre ses manuscrits, de les compléter, de les corriger. Cependant, il continue à écrire, et ses messages ultimes, empreints d'un frémissement sombre, sont adressés à sa femme et à une amie retrouvée in extremis, Hélène Hilpert. À elles deux, il ouvre plus que son cœur. Sa voix trouve des accents mystiques qu'une irrévérence encore en éveil vient tendrement rabrouer : "C'est à cette heure où j'allais atteindre la Possession du moi lucide et aimant, qu'il me faut constater les plus fréquentes dérobées de cette bête qui m'avait toujours mené, parfois emporté". Mais ce n'est pas uniquement ce corps épuisé qui lui fait défaut, c'est un manque irrémédiable, sans doute à jamais sans rive ni frontière, et il en ressent la marque immense et fatale au-dedans de lui : "J'étouffe dans cet espace à si peu de dimensions... J'ai besoin non pas d'air, mais de feu".
André Velter - Le Monde des Livres
Vendredi 26 novembre 2004
"Les retours sont intercalaires".
RépondreSupprimerMagnifique. Bien rimbaldien pour le coup..
Marc pondruel
larmes
RépondreSupprimer…“dans toutes les larmes s'attarde un espoir” (Simone de Beauvoir)
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