“Je n'affirmerai point que de nos jours l'on ne pense pas.
Mais on pense sur ce que quelques maîtres vous donnent à penser, en pense sur ce qu'ils pensent, si on ne pense pas exactement ce qu'ils pensent, en répétant ou en paraphrasant. En tout cas, on peut observer que trois ou quatre penseurs ont l'initiative de la pensée et choisissent leurs armes, leur terrain ; et les milliers d'autres penseurs croyant penser se débattent dans les filets de la pensée des trois autres, prisonniers des termes du problème qu'on leur impose. Le problème imposé peut avoir son importance. Il y a aussi d'autres problèmes, d'autres aspects de la réalité du monde : et le moins qu'on puisse dire des maîtres à penser, c'est qu'ils nous enferment dans leur doctorale ou moins doctorale subjectivité, qui nous cache, comme un écran, l'innombrable variété des perspectives possibles de l'esprit.
Mais penser par soi-même, découvrir soi-même les problèmes est une chose bien difficile. Il est tellement plus commode de se nourrir d'aliments prédigérés. Nous sommes ou avons été des élèves de tel ou tel professeur. Celui-ci nous a non seulement instruits, il nous a fait subir son influence, sa façon de voir, sa doctrine, sa vérité subjective. En un mot, il nous a “formés”. C'est le hasard qui nous a formés : car si le même hasard nous avait inscrits à une autre école, un autre professeur nous aurait façonnés intellectuellement à son image, et nous aurions sans doute pensé de manière différente.
Il ne s'agit certainement pas de repousser les données qu'on nous présente, et de mépriser les choix, les formules, les solutions des autres : cela n'est d'ailleurs pas possible ; mais on doit repenser tout ce qu'on veut nous faire penser, voir ce qu'il y a de subjectif, de particulier dans ce qui est présenté comme objectif ou général ; il s'agit de nous méfier et de soumettre nos propres examinateurs à notre libre examen, et de n'adopter ou non leur point de vue qu'après ce travail fait. Je crois qu'il est préférable de penser maladroitement, courtement, comme on peut, que de répéter les slogans inférieurs, moyens ou supérieurs, qui courent les rues. Un homme, fût-il sot, vaut quand même mieux qu'un âne intelligent et savant : mes petites découvertes et mes platitudes ont davantage de valeur, contiennent plus de vérités pour moi que n'ont de signification pour un perroquet les brillants ou subtils aphorismes qu'il ne fait que répéter”.
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes
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