Il y a des concepts qui tiennent aujourd'hui une place centrale dans la sphère de la communication. Dans un précédent post (réinventer, un impératif publicitaire), j'en évoquais déjà quelques uns. La Disruption attirait en particulier mon attention. Et pour cause : depuis vingt ans, ce concept a indéniablement marqué les esprits des professionnels de la communication, et sert souvent de référence - de façon plus ou moins consciente d'ailleurs. Nicolas Bordas a ainsi interprété le dernier ouvrage de Laurent Habib - Directeur Général d'Havas en France, et Vice-Président de l'AACC (l'Association des Agences Conseil en Communication) - en changeant systématiquement les termes “communication transformative” par “communication disruptive”. Il a pu constater que ces deux concepts avaient, disons, au moins quelque chose de familier.
About Disruption
Pour expliquer en quelques mots ce que signifie ‘Disruption’, le plus simple est de reprendre les termes de son auteur, Jean-Marie Dru :
Partir d'une convention, proposer une idée fraîche, innovante, inspiratrice, qui va redéfinir les règles. Voilà en quelques mots en quoi consiste la Disruption.
Ce concept est plaisant. Il m'a d'autant plus vite séduit que Jean-Marie Dru appuyait son argumentation sur les campagnes publicitaires d'Apple, sur le Think Different en particulier. L'incarnation du concept disruptif, c'est la jeune fille au short rouge qui vient briser l'écran de Big Brother dans l'une des publicités les plus géniales jamais réalisées.
Mais une chose me chiffonne. Si ce concept est pertinent, s'il sonne juste, et apporte encore aujourd'hui une fraîcheur à la publicité, il n'est pas très original en vérité. En découvrant la Disruption, au cours de mes études, je redécouvrais en fait un concept. Je le reconnaissais - au sens propre.
La Disruption : un concept nietzschéen
Jean-Marie Dru n'a rien inventé. Il a simplement appliqué à la communication les Trois Métamorphoses de l'ouvrage de Friedrich Nietzsche : Ainsi Parlait Zarathoustra.
D'ailleurs, si je voulais m'amuser, comme Nicolas Bordas, à interpréter Disruption et Beyond Disruption sous la lumière des concepts nietzschéens, ce sentiment de déjà vu serait cette fois décuplé.
Jugez vous-même…
“Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant”.
La convention :
“Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit patient et vigoureux en qui domine le respect. (…) L'esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert”.
Le chameau porte toutes les conventions du monde sur son dos.
La vision :
“Mais au fond du désert le plus solitaire s'accomplit la seconde métamorphose : ici l'esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître : il veut être l'ennemi de ce maître, comme il est l'ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
(…) Des valeurs de mille années brillent sur ses écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : “tout ce qui est valeur - brille sur moi”.
Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c'est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité, il ne doit plus y avoir de “je veux” ! Ainsi parle le dragon.
(…) Créer des valeurs nouvelles - le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle - c'est ce que peut la puissance du lion.
(…) Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles - c'est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux.”
Le Lion cherche à créer de nouvelles valeurs. Il a la vision, mais cherche encore à concrétiser celle-ci.
La Disruption :
“Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l'enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?
L'enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde.”
L'enfant revient sur le monde, il invente ses propres règles, et est enfin totalement délesté de toutes les précédentes conventions.
A noter à ce propos que Jean-Marie Dru lui-même évoque le concept de naïveté.
Beyond Also Sprach Zarathustra
Nietzsche est donc, à mon sens, le véritable inventeur de la Disruption.
Avant de lire La communication transformative, avant de découvrir les Concepts Disruptifs, tels qu'ils sont présentés par le D de BDDP, il faut lire Ainsi Parlait Zarathoustra.
Bien entendu, cela n'enlève rien à la pertinence du concept développé par Jean-Marie Dru. Celui-ci a eu l'intelligence d'appliquer à la communication une pensée géniale, philosophique, profonde, moderne, séduisante. Cela a incontestablement permis à la publicité de se réinventer. De nombreuses créations ont été inspirées par ces idées.
A tel point d'ailleurs que Jean-Marie Dru fait aujourd'hui figure d'idole pour de nombreux professionnels de la communication. Or, il faut se méfier des statues, nous dit Nietzsche dans Le Crépuscule des Idoles. Il faut déstabiliser les idoles. Ne pas singer, mais Créer.
Pour conclure, je préfère donner à Jean-Marie Dru le mot de la fin :
“Copying is always easier than determining if and when to change”.
Pour lire la suite de ce billet, c'est ici.
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Magnifique démonstration, il est intéressant de voir que la philo mène à tout.
RépondreSupprimerUne remarque: et si la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel, expliquait la volonté du lion de contester la domination du chameau ?
;-)
Vincent Roure
Merci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerJe pense également que la philosophie mériterait plus d'attention aujourd'hui.
Nietzsche se serait inspiré des travaux d'Hegel ? Cela reste à démontrer.
Il manque l'enfant dans cette dialectique, en tout cas, qui pourtant est fondamental. :)