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Page blanche, nuit noire

Me voilà de nouveau face à cette page blanche. Confronté à deux forces vives : l'envie puissante de me lancer, d'écrire sans y penser, de mettre non pas sur le papier mais en ligne ce qui me passe par la tête, comme on dit ; et une force contraire, qui freine cet élan, me décourage, et m'amène si souvent à abandonner au bout de quelques lignes. 

Sur ce point, je suis l'être le plus banal qui soit. Ça me rassure un peu d'ailleurs, de penser à tous ces autres, comme moi partagés entre une certaine volonté de puissance (oui je sais, ce n'est pas de moi) et une incapacité profonde, et violente. C'est ce qui rend sans doute la contemplation d'une œuvre - littéraire, musicale, artistique ou philosophique - aussi agréable, et aussi déstabilisante. Une œuvre aboutie est le fruit d'une inspiration qui a su franchir ce gouffre immense qui sépare l'artiste de sa création. Un gouffre auquel le spectateur de l'œuvre est familier. Ce même gouffre auquel je me confronte de nouveau ce soir, sans trop savoir pourquoi. Sans doute parce que j'aime me faire peur. Et jouer avec le noir. 

Pour m'aider, comme si souvent, je me fie au hasard. J'attrape dans l'obscurité un livre, un peu poussiéreux. Je devine, à la faible lueur de l'écran d'ordinateur, qu'il s'agit des fables de La Fontaine. J'avais déjà - je crois - partagé quelques fables sur ce blog, il y a quelques mois. Tant pis, je me résigne, le génie de La Fontaine autorisant une telle solution de facilité. J'ouvre le livre, sans réfléchir. Je tombe sur la fable que voici : 

L'Homme et la Couleuvre 

Un Homme vit une Couleuvre.

“Ah ! méchante, dit-il, je m'en vais faire une oeuvre

Agréable à tout l'univers”.

A ces mots, l'animal pervers
(C'est le serpent que je veux dire
Et non l'homme : on pourrait aisément s'y tromper),
A ces mots, le serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac ; et, ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L'autre lui fit cette harangue :
“Symbole des ingrats, être bon aux méchants,
C'est être sot, meurs donc : ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais”. Le Serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put : “s'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui pourrait-on pardonner ?
Toi-même tu te fais ton procès. Je me fonde
Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains, tranche-les : ta justice,
C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;
Selon ces lois, condamne-moi ;
Mais trouve bon qu'avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n'est point le serpent, c'est l'homme”. Ces paroles
Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas.
Enfin il repartit : “tes raisons sont frivoles :
Je pourrais décider, car ce droit m'appartient ;
Mais rapportons-nous-en. - Soit fait, dit le reptile”.
Une Vache était là, l'on l'appelle, elle vient ;
Le cas est proposé ; “c'était chose facile :
Fallait-il pour cela, dit-elle, m'appeler ?
La Couleuvre a raison ; pourquoi dissimuler ?
Je nourris celui-ci depuis longues années ;
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout n'est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines ;
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée, et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe ; s'il voulait encor me laisser paître !
Mais je suis attachée ; et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin”
L'homme, tout étonné d'une telle sentence,
Dit au Serpent : “faut-il croire ce qu'elle dit ?
C'est une radoteuse ; elle a perdu l'esprit.
Croyons ce Boeuf. - Croyons, dit la rampante bête”.
Ainsi dit, ainsi fait. Le Boeuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux ;
Que cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des Dieux.
Ainsi parla le Boeuf. L'Homme dit : “faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur ;
Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.
Je le récuse aussi”. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents ;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire ;
Il courbait sous les fruits ; cependant pour salaire
Un rustre l'abattait, c'était là son loyer,
Quoique pendant tout l'an libéral il nous donne
Ou des fleurs au Printemps, ou du fruit en Automne ;
L'ombre l'Eté, l'Hiver les plaisirs du foyer.
Que ne l'émondait-on, sans prendre la cognée ?
De son tempérament il eût encor vécu.
L'Homme trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
“Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là”.
Du sac et du serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu'il tua la bête.

On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense ; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,
Et serpents.
Si quelqu'un desserre les dents,
C'est un sot. - J'en conviens. Mais que faut-il donc faire ?

- Parler de loin, ou bien se taire.


Sur ces bonnes paroles, je vais me coucher. Bonne nuit donc. Et pour les autres, bonne journée. 

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