Je ne sais pas pourquoi ça m'est venu, mais en dînant ce soir avec Julie, aux Tambours, rue Montmartre, je me suis dit que j'allais poster les extraits qui suivent sur ce blog. Des extraits parfaitement écrits, qui incarnent même pour moi une certaine idée que je me fais de la littérature. Ces trois passages évoquent le rapport à la faim, à la soif, mais aussi au goût, à la délectation, au rythme d'ingurgitation. J'espère que vous avez un creu, au moment où vous lisez ces lignes…
La figue
“Voilà l'un des rares fruits, je le constate, dont nous puissions, à peu de choses près, manger tout : l'enveloppe, la pulpe, la graine ensemble concourant à notre délectation ; et peut-être bien, parfois, n'est-ce qu'un grenier à tracasseries pour les dents : n'importe, nous l'aimons, nous la réclamons comme notre tétine ; une tétine, par chance, qui deviendrait tout à coup comestible, sa principale singularité, à la fin du compte, étant d'être d'un caoutchouc desséché juste au point qu'on puisse, en accentuant seulement un peu (incisivement) la pression des mâchoires, franchir la résistance - ou plutôt la non-résistance, d'abord, aux dents, de son enveloppe - pour, les lèvres déjà sucrées par la poudre d'érosion superficielle qu'elle offre, se nourrir de l'autel scintillant en son intérieur qui la remplit toute d'une pulpe de pourpre gratifiée de pépins.”
Francis Ponge, Le Grand Recueil, Pièces.
La première gorgée de bière
“C'est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu'un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir… Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l'écume, puis lentement sur le palais ; bonheur tamisé d'amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit. La quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l'amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d'un plaisir qui s'ouvre à l'infini… En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l'éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d'attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s'échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l'on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s'interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l'or pur, et l'enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l'alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C'est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée”.
Philippe Delerm. La Première Gorgée de Bière et Autres Plaisirs minuscules.
Acte IV, scène III
“CYRANO, sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main.
Hein ?
Silence. Au premier cadet.
Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?
LE CADET - J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !…
CYRANO - Et quoi donc ?
LE CADET - L'estomac !
CYRANO - Moi de même, pardi !
LE CADET - Cela doit te gêner ?
CYRANO - Non, cela me grandit.
DEUXIEME CADET - J'ai les dents longues !
CYRANO - Tu n'en mordras que plus large.
UN TROISIEME - Mon ventre sonne creux !
CYRANO - Nous y battrons la charge.
UN AUTRE - Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.
CYRANO - Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens !
UN AUTRE - Oh, manger quelque chose, - à l'huile !
CYRANO le décoiffant et lui mettant son casque dans la main.
Ta salade.
UN AUTRE - Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ?
CYRANO lui jetant le livre qu'il tient à la main.
L'Iliade.
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