“Les plus beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère” disait Proust. J'aimais bien cette phrase, auparavant. Mais je ne sais pas si je la trouve très juste, au fond. Je crois même que c'est exactement l'inverse. Les plus beaux livres que je lis sont souvent écrits dans une langue qui m'est étrangement familière.
C'est le cas par exemple du Roman inachevé d'Aragon. En parcourant ce livre à mes vingt ans, j'avais le sentiment de lire le témoignage d'une vie. Et de fait, je crois que ce livre s'adresse avant tout aux jeunes lecteurs. “Parce que c'est très beau la jeunesse sans doute / et qu'on en porte en soi tout d'abord le regret / Mais le faix de l'erreur et la descente aux soutes / C'est aussi la jeunesse à l'étoile des routes / Et son lourd héritage et son noir lazaret”. Je pense sincèrement qu'il faut lire ce roman, à la fois poétique et profond, lorsque l'on a vingt ans. Et le relire aussi souvent que possible ensuite. Car, en fin de compte, ces lignes sont là pour apporter un réconfort, et pour livrer des conseils aussi, sur l'existence. Il fait tomber beaucoup d'illusions. “On se croit libre alors qu'on imite On fait l'homme / On veut dans cette énorme et plate singerie / Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme / Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome / Quand chacun de nos pas est par avance écrit”. Ce roman est bien-sûr mélancolique. Il est même parfois profondément triste. Mais j'en tire une force nouvelle à chaque fois que je le parcours. Comme si je lisais et relisais sans cesse la phrase “Va, vis, et deviens !”. Comme si j'écoutais la voix d'un grand père, d'un aïeul, me racontant sa vie et m'enjoignant à vivre la mienne le plus intensément possible.
Voici l'un des poèmes que je préfère, et qui, vous l'aurez compris, se trouve au cœur d'un des livres que j'aime le plus au monde.
Comme il a vite entre les doigts passé
Le sable de jeunesse
Je suis comme un qui n'a fait que danser
Surpris que le jour naisse
J'ai gaspillé je ne sais trop comment
La saison de ma force
La vie est là qui trouve un autre amant
Et d'avec moi divorce
Rien n'est plus amer À qui t'en prends-tu
Plus commun plus facile
Que perdre son temps et le temps perdu
Pourquoi t'en souvient-il
Le hasard fait que j'y pense parfois
Et toujours je m'étonne
Ainsi je fus ainsi j'ai vécu moi
Ce printemps monotone
On n'en peut conter rien d'intéressant
Malgré ses airs baroques
Et je n'ai jamais été qu'un passant
Embourbé dans l'époque
De loin tout ça paraît aventureux
Saoulant blasphématoire
Les nouveaux venus en parlent entre eux
On en fait des histoires
Vous du moins dit-on vous aurez bien ri
Entre les draps du drame
Sûr cela valait d'y mettre le prix
Fût-ce le corps et l'âme
Vous aurez été libres de rêver
Libres comme l'injure
Mais vous regardez nos pieds entravés
Avoir raison c'est dur
Ils rêvent pourtant ces fils d'aujourd'hui
Où toute chose est claire
Et s'ils ont regret c'est de notre nuit
Et de notre colère
Ah le beau plaisir que lire aux bougies
Des choses éternelles
Ils voudraient troquer l'idéologie
Pour l'irrationnel
Ne voyez-vous pas malheureux enfants
Que tout ce que nous fûmes
Se dresse devant vous et vous défend
Le seuil mauvais des brumes
Ce que nous étions nous l'avons payé
Plus qu'on ne l'imagine
Et regardez ceux qui vont foudroyés
Sans cœur dans leur poitrine
Mais qu'espéraient-ils et qui ne vint pas
Quels astres quelles fêtes
De qui croyez-vous ces traces de pas
Des hommes ou des bêtes
Ils s'imaginaient d'autres horizons
D'autres airs de musique
Et vous vous plaigniez vous d'avoir raison
Sur leur métaphysique
Moi j'ai tout donné que vous sachiez mieux
La route qu'il faut prendre
Voilà que vous faites la moue aux cieux
Et vous couvrez de cendres
Moi j'ai tout donné mes illusions
Et ma vie et mes hontes
Pour vous épargner la dérision
De n'être au bout du compte
Que ce qu'à la fin nous aurons été
A chérir notre mal
Le papier jauni des lettres jetées
Au grenier dans la malle
Aragon, Le Roman Inachevé
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