Accéder au contenu principal

Le hashtag de l'émotion

L'un des plus grands dangers, je crois, au fil des ans, consiste à installer entre le monde et soi une forme de distance. Rien n'est plus normal : face aux aléas de la vie, aux tristesses personnelles comme aux drames dont l'actualité se fait écho régulièrement, on se prémunit comme on peut… en s'endurcissant. On apprend à contrôler nos émotions, à retenir nos pleurs, à ne plus être affecté par le moindre malheur, la moindre catastrophe.

Le pire, sans doute, est d'arriver à un point où nos émotions elles-mêmes deviennent convenues. Je ne crains rien moins que les personnes dont les pleurs s'actionnent sur commande. Une larme n'en est plus une, si elle est dénuée de sincérité.

#JeSuisCharlie : le personal branding de la compassion

Ce n'est pas un sujet simple. J'ai par exemple eu envie, moi aussi, de réagir au massacre dont le Kenya a récemment été victime. Car - comme tout le monde probablement - je trouvais ce crime atroce, révoltant, inhumain. Mais est-ce à dire, pour autant, qu'il faille à chaque massacre partager les photos des victimes ? Ou changer de cover et devenir Kenyan, après avoir été Charlie ?

Combien de drames, encore, d'ici cinq, dix, ou vingt ans ? Faudra-t-il - à chaque fois - modifier sa profile picture, utiliser le bon hashtag, prendre un selfie de tristesse ? Pire, serons-nous assez fous, ensuite, pour mesurer le nombre de tweets publiés ? Le R.O.I des crimes, les analytics des attentats terroristes ? Assez fous pour hiérarchiser la compassion des hommes, après avoir hiérarchisé l'horreur des catastrophes ?


Nous vivons dans un monde étrange, à bien des égards. Pour y survivre, il faut parvenir - non pas à contrôler nos émotions - mais bien au contraire à les libérer. Il faut se défaire de ce film transparent qui nous sépare du monde, des choses, des gens.

Il faut se voir, parler, imaginer, s'aimer, trouver des solutions aux problèmes sur lesquels nous pouvons agir. Ne pas avoir honte d'être sensibles, d'être touchés, d'être affectés. Et néanmoins, demeurer vigilants, respectueux des victimes.

L'émotion libérée, intimement

La folie des hommes continuera d'apparaître régulièrement sur mes flux d'actualité, des images morbides continueront d'être soumises à ma rétine, et Facebook me donnera toujours la possibilité d'aimer ces photos terribles, ces vidéos traumatisantes. 

Je continuerai de pleurer, donc, mais dans l'intimité de ma conscience. 
Pour ne jamais m'habituer au pire. Et ne pas faire de mon émotion une facette de mon e-réputation.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'image parle d'elle-même

35 % des Français interrogés par TNS Sofres  (en juin 2012) affirment avoir déjà posté plus de 100 photos en ligne. Un chiffre parmi d'autres, bien sûr, mais qui illustre assez bien notre époque : celle de la prééminence de l'image . La photographie avait déjà une place de choix dans les années 1980 ou 1990, c'est certain, mais elle est devenue une pièce maîtresse de la conversation .  L'image, élément de langage Comme le souligne très justement André Gunthert dans cet article  (que je vous recommande) : “ pour la première fois de son histoire, la photographie traditionnelle est devenue une pratique de niche au sein d'un univers plus vaste, structuré par les mobiles et les réseaux sociaux : l'image communicante ”. Et de rappeler qu'en France, en 2011, il se vendait 4,6 millions d'appareils photographiques (deux fois plus qu'à la fin des années 1990) contre 12 millions de smartphones. Le mobile et les réseaux sociaux sont de fait les

Remplacer “Week-End” par un mot français

T ous les lundis, on trouve des gens pour se plaindre . Et tous les vendredis, des gens pour se réjouir. C'est devenu habituel, commun, systématique. Des sites ont même été créés dans cet esprit.  http://estcequecestbientotleweekend.fr par exemple. Bien entendu, il y a des exceptions . Il y a des gens qui ne travaillent pas, ou des gens qui travaillent à temps partiel, voire des gens qui travaillent uniquement le week-end. Cela étant, on retrouve quand même ce rythme, éternel.  Ce qui est assez fou, quand on y pense, c'est que depuis le temps, personne n'a été capable en France de trouver un nom pour désigner le week-end . On utilise ce terme 150 fois par an, dans nos conversations, sans chercher à le remplacer par une expression made in France .  Bientôt le SamDim “Fin de semaine”, la traduction littérale de “week-end” désigne finalement le jeudi et le vendredi, dans le langage courant. Il faut donc trouver autre chose :  Je propose Samdim

Tu es mon amour depuis tant d'années

T u es mon amour depuis tant d'années, Mon vertige devant tant d'attente, Que rien ne peut vieillir, froidir ; Même ce qui attendait notre mort, Ou lentement sut nous combattre, Même ce qui nous est étranger, Et mes éclipses et mes retours. Fermée comme un volet de buis, Une extrême chance compacte Est notre chaîne de montagnes, Notre comprimante splendeur. Je dis chance, ô ma martelée ; Chacun de nous peut recevoir La part de mystère de l'autre Sans en répandre le secret ; Et la douleur qui vient d'ailleurs Trouve enfin sa séparation Dans la chair de notre unité, Trouve enfin sa route solaire Au centre de notre nuée Qu'elle déchire et recommence. Je dis chance comme je le sens. Tu as élevé le sommet Que devra franchir mon attente Quand demain disparaîtra. René Char