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Comme quoi, Nietzsche aussi s'ennuyait.


« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet de moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.

Mais il s'étonna aussi de lui-même, parce qu'il ne pouvait pas apprendre à oublier et qu'il restait sans cesse accroché au passé. Quoi qu'il fasse, qu'il s'en aille courir au loin, qu'il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui. C'est une merveille : le moment est là en un clin d'œil, en un clin d'œil il disparaît. Avant c'est le néant, après c'est le néant, mais le moment revient pour troubler le repos du moment à venir. Sans cesse une page se détache du rôle du temps, elle s'abat, va flotter au loin, pour revenir, poussée sur les genoux de l'homme. Alors l'homme dit : « je me souviens ». Et il imite l'animal qui oublie aussitôt et qui voit chaque moment mourir véritablement, retourner à la nuit et s'éteindre à jamais ».

Nietzsche, Seconde Considération intempestive (1874), traduction de Henri Albert.

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